El Memorioso

Explorer, à travers l’improvisation, les concepts liés à la mémoire et au temps. Créer un répertoire de modes d’improvisation qui serait structuré comme un labyrinthe imaginé par Borges, qui passerait, en se perdant, par les mathématiques combinatoires, les constructions mnémotechniques, la pensée de Nietzsche…

CONTACT & BOOKING

Nicolas Souchal : nicolas.souchal.info@gmail.com

Xavier Camarasa : xavier5cmrs@hotmail.com

El Memorioso emprunte son nom à Ireneo Funes, personnage d’une nouvelle de Borges, incapable d’oublier la moindre chose, jusqu’à la moindre sensation, jusqu’à chaque forme de chaque nuage qu’il aurait rêvé.
« J’ai à moi seul plus de souvenirs que n’en peuvent avoir eu tous les hommes depuis que le monde est monde… »Le groupe met la mémoire au centre du processus d’improvisation. Improviser une pièce, puis la rejouer, plusieurs fois. La différence entre les versions est infime. Les variations ne sont dues qu’aux aléas de nos propres mémoires.

Le premier album du groupe, « Cinq formes du temps », enregistré par Richard Comte, est sorti à l’automne 2019 sur les labels Nunc et Musique en Friche avec le soutien d’Inouïe Distribution et de la SCPP : http://nunc-nunc.com/el-memorioso-cinq-formes-du-temps/

Plus qu’un disque, cette création se développe avec d’autres ramifications qui éclairent une réflexion sur le temps, la mémoire et l’objet. Une série de 5 photographies a été réalisée par Vasil Tasevski, lui aussi jouant sur la mémoire et les variations infimes. Elles sont accolées aux cinq versions musicales. Elles sont aussi accompagnées par les textes d’Antonin Tri Hoang et Robin Mercier qui décrivent et poétisent le processus de création. Textes et photographies se rejoignent dans une pochette-objet réalisée par Anatole Wiener sur les presses aux plombs du Sinophore à Saint Denis. Fabriquées en 100 exemplaires à partir d’un procédé manuel jouant sur les variations d’encrage par la dépose directe d’encre sur la presse, 100 objets différents et uniques sont obtenus. Ce très bel enregistrement complété de cette approche pluridisciplinaire a permis au quintet de tourner sur la scène européenne et de se produire notamment aux festivals Banlieues Bleues et Jazz à la Villette.

 

Démarche

Pour le deuxième album, « De l’utilité et des inconvénients de la mémoire pour l’improvisation » enregistré à la Dynamo de Pantin, El Memorioso continue d’explorer les labyrinthes borgésiens et les concepts de mémoire et de temps dans l’improvisation, en s’associant cette fois au chercheur à l’IRCAM et musicologue Clément Canonne et à l’ingénieur du son et compositrice Céline Grangey.
Construire ensemble des processus de jeux et de langage en explorant différentes formes ou domaines de la pensée où se développent des concepts de mémoire. Créer un répertoire de modes de jeux qui structureront ce nouvel album en les appliquant à la prise de son et en utilisant les outils de composition de la musique électro acoustique. Tel est le pari de ce nouvel opus d’El Memorioso.

 

Esthétique et langage

A l’intersection de la musique contemporaine, du jazz et des musiques improvisées, la démarche d’El Memorioso s’inscrit dans une recherche sur le langage et la forme. Les éléments de base de ce langage musical sont constitués de motifs répétitifs espacés où le silence devient lui-même partie intégrante du discours, construit aussi par un travail sur les timbres et la matière sonore. Le mélange entre le jeu conventionnel des instruments et l’utilisation de procédés étendus (préparations, harmoniques, souffles etc…) permet de développer un univers riche et de créer un lien avec l’électro-acoustique

L’espace et le silence fabriquent un écrin propice à l’écoute, à la perception des formes et des variations, à la compréhension étendue du processus en train de se développer et à la sensation de temps et de structure.

Cet immense Kaléidoscope qui fait appel aux sens de l’auditeur, propose à travers la totalité de l’album un jeu alliant émotions et intellect, traversé de bribes de mémoires sans cesse en mouvement et en recombinaison.

 

 Membres du groupe

Nicolas Souchal : trompette
Julien Pontvianne : saxophone ténor
Xavier Camarasa : piano
Olivia Scemama : contrebasse
Julien Chamla : batterie

 

La prise de son et la construction électro-acoustique

Céline Grangey : prise de son, travail électro-acoustique

Le travail de prise de son est déterminé par cette thématique de la mémoire. En effet, une partie des enregistrements sont réalisés sur bandes magnétiques, support qui offre la possibilité d’enregistrer plusieurs prises successives sur une même bande, qui se superposent partiellement aux prises précédentes, ou les effacent parfois. Ce processus donne une matérialité physique aux « couches de mémoire » qui sont en jeu dans l’improvisation.

 

L’étude des processus cognitifs

Clément Canonne : coordinateur des processus cognitifs

Chercheur au CNRS et à l’IRCAM, Clément Canonne développe depuis une dizaine d’années une recherche visant à mettre en lumière les processus cognitifs à l’oeuvre dans l’improvisation collective. Dans le cadre du projet, il participe avec El Memorioso à l’élaboration de protocoles expérimentaux, au double sens du terme « expérimental »: d’une part, en plaçant les musiciens dans des situations contraintes susceptibles de produire des résultats artistiques aussi ludiques qu’inattendus ; d’autre part, en mettant à l’épreuve du jeu musical un certain nombre d’hypothèses théoriques sur la cognition distribuée. Dans cette perpective, il s’agit tout particulièrement de chercher à comprendre comment les processus interactionnels – avec son instrument comme avec les autres musiciens – interviennent dans la mémoire de l’improvisateur. Ces sessions expérimentales ont lieu en studio à l’Ircam.

 

 

 

El Memorioso –  ‘De l’utilité et des inconvénients de la mémoire pour l’improvisation’

[Français]
On pense souvent à l’improvisation comme à un art de l’instant, supposant une ouverture totale au moment présent, faite à la fois d’acceptation et d’adaptation. Mais l’improvisation est au moins tout autant un art de la mémoire. Ce sont en effet toutes sortes de mémoires qui se retrouvent télescopées dans l’instant de l’improvisation : de la mémoire à long terme de la tradition, plus ou moins bien définie, dans laquelle s’inscrit la performance musicale, à la mémoire à court terme du passé immédiat, en passant par la mémoire à moyen terme du concert de la veille ou de la dernière session ; la mémoire de l’instrument comme celle du corps ; la mémoire des concerts comme celles des enregistrements ; la mémoire du faire comme celle de l’écoute ; mais aussi la mémoire des interactions, des formes ou des répertoires.
El Memorioso a justement fait de cette question de la mémoire le cœur de son travail musical – travail dont le présent disque se fait une nouvelle fois l’écho, après Cinq formes du temps (Nunc, 2019). Le principe de base qui sous-tend ce travail peut s’énoncer très simplement : improviser librement pendant un certain temps, puis tenter de rejouer à l’identique, une ou plusieurs fois, en s’appuyant sur les seules ressources de la mémoire, l’improvisation qui vient d’être réalisée. Mais si le principe s’énonce simplement, sa mise en œuvre effective soulève évidemment un certain nombre de difficultés : difficulté de la mémorisation elle-même, d’abord, du détail des textures instrumentales au déploiement temporel de la forme ; difficulté de la subjectivité, ensuite, l’épaisseur et la complexité de l’improvisation initiale se trouvant inévitablement filtrée au prisme des perspectives individuelles ; difficulté de l’interdépendance, enfin, le chemin de mémoire emprunté par chacun se redéfinissant au fil de la restitution collective. Cet ensemble de difficultés rend illusoire tout objectif de réplication stricte, pour au contraire ouvrir la voie à un jeu sur la mise en série – et à l’expérience d’un même qui toujours diffère.
À partir de là, plusieurs protocoles de jeu ont pu être explorés, visant à éprouver plus précisément les processus enclenchés par le travail même de la mémoire. Celle-ci y a été ainsi envisagée sous quatre de ses dimensions principales. La dimension analytique de la mémoire, premièrement, qui décompose une scène complexe donnée en un ensemble d’unités plus élémentaires – ici, en ne prélevant de l’improvisation originelle que les événements musicaux répondant à une certaine morphologie, ou produits par tel ou tel groupement instrumental. La dimension déformante de la mémoire, deuxièmement, qui se joue des temporalités comme des causalités – ici, en s’essayant à contracter ou à dilater les événements musicaux, à les re-parcourir aléatoirement ou à rebours, ou tout simplement à se perdre dans leurs détails. La dimension générative de la mémoire, troisièmement, qui ajoute, intercale, associe, recombine – ici, en faisant émerger progressivement des épisodes ou des développements musicaux qui n’ont jamais vraiment eu lieu lors de l’improvisation. La dimension critique de la mémoire, quatrièmement, qui sélectionne et élimine, pour ne conserver que les éléments les plus signifiants ou pertinents – ici, en soumettant une proposition improvisée à un processus de décantation visant à en révéler l’identité profonde. Ces protocoles – et leurs détournements plus ou moins prémédités – ont fourni la matière première de ce disque. Les cinq suites qui le composent forment toutefois moins un palais de mémoire aux couloirs bien ordonnés qu’un dédale dans lequel les échos et les réminiscences se croisent, multipliant fausses pistes et trompe-l’oreille. Mais il est des labyrinthes où il fait bon se perdre… la mémoire n’est pas qu’un fragile fil d’Ariane ; elle est aussi une possibilité d’abandon fort précieuse.

 


[english]
We often think of improvisation as an art of the moment, involving a total openness to the present moment, made of both acceptance and adaptation. But improvisation is at least as much an art of memory. Indeed, all sorts of memories are telescoped in the moment of improvisation: from the long-term memory of the tradition, more or less well defined, to which the musical performance belongs, to the short-term memory of the immediate past, and passing through the middle-term memory of the previous day’s concert or the last session; the memory of the instrument as well as that of the body; the memory of concerts as well as that of recordings; the memory of doing as well as that of listening; but also the memory of interactions, of forms, or of repertoires.
Since their debut album Cinq formes du temps (Nunc, 2019), El Memorioso has made this very question of memory the heart of their musical research. The basic principle underlying El Memorioso’s performances can be stated very simply: improvise freely for a certain period of time, then attempt to replay that first improvisation identically, one or several times, relying solely on the resources of memory. But if the principle can be simply stated, its effective realization obviously raises a number of difficulties: difficulties inherent to memorization itself, first of all, from the detail of the instrumental textures to the temporal unfolding of the form; difficulties inherent to subjectivity, secondly, the thickness and complexity of the initial improvisation being inevitably filtered through the prism of individual perspectives; and difficulties inherent to interdependency, thirdly, the path of memory taken by each musician being redefined in the course of the collective restitution. This set of difficulties renders illusory any objective of strict replication, and on the contrary opens the way to a game of serialization – and to the experience of a same that always differs.
From there, several new performance protocols have been explored, aiming at focusing more precisely on the various processes involved through memorization. Memory was thus approached under four of its principal dimensions. The analytical dimension of memory, firstly, which breaks down a given complex scene into a set of more elementary units – in this case, by taking from the original improvisation only those musical events which correspond to a certain morphology, or which are produced by such and such instrumental groupings. The deforming dimension of memory, secondly, which plays with temporalities as well as causalities – here, by trying to contract or dilate the musical events, to go over them randomly or backwards, or simply to get lost in their details. The generative dimension of memory, thirdly, which relies on interpolation, association or recombination – here, by gradually bringing out episodes or musical developments that never really took place during the initial improvisation. And the critical dimension of memory, fourthly, which selects and eliminates, in order to keep only the most significant or relevant elements – here, by subjecting an improvised proposal to a process of decantation aimed at revealing its quintessential identity.
These protocols – and their impromptu developments – provided the raw material for this disc. The five suites that make up the album are less a palace of memory with well-ordered corridors than a maze in which echoes and reminiscences cross each other, multiplying false leads and auditory illusions. But there are labyrinths where it is good to get lost… Memory is not only a fragile Ariadne’s thread; it is also a precious possibility of abandon.

Clément Canonne