Avec :
Xavier Camarasa – piano préparé
Julien Chamla – batterie
Julien Pontvianne – clarinette
Olivia Scemama – contrebasse
Nicolas Souchal – trompette
Céline Grangey – prise de son, mixage, mastering
Clément Canonne – protocoles
Enregistré les 6 & 7 janvier 2022 à la Dynamo de Pantin
Illustration et mise en page : Clément Aubry
On pense souvent à l’improvisation comme à un art de l’instant, supposant une ouverture totale au moment présent, faite à la fois d’acceptation et d’adaptation. Mais l’improvisation est au moins tout autant un art de la mémoire. Ce sont en effet toutes sortes de mémoires qui se retrouvent télescopées dans l’instant de l’improvisation : de la mémoire à long terme de la tradition, plus ou moins bien définie, dans laquelle s’inscrit la performance musicale, à la mémoire à court terme du passé immédiat, en passant par la mémoire à moyen terme du concert de la veille ou de la dernière session ; la mémoire de l’instrument comme celle du corps ; la mémoire des concerts comme celles des enregistrements ; la mémoire du faire comme celle de l’écoute ; mais aussi la mémoire des interactions, des formes ou des répertoires.
El Memorioso a justement fait de cette question de la mémoire le cœur de son travail musical – travail dont le présent disque se fait une nouvelle fois l’écho, après Cinq formes du temps (Nunc, 2019). Le principe de base qui sous-tend ce travail peut s’énoncer très simplement : improviser librement pendant un certain temps, puis tenter de rejouer à l’identique, une ou plusieurs fois, en s’appuyant sur les seules ressources de la mémoire, l’improvisation qui vient d’être réalisée. Mais si le principe s’énonce simplement, sa mise en œuvre effective soulève évidemment un certain nombre de difficultés : difficulté de la mémorisation elle-même, d’abord, du détail des textures instrumentales au déploiement temporel de la forme ; difficulté de la subjectivité, ensuite, l’épaisseur et la complexité de l’improvisation initiale se trouvant inévitablement filtrée au prisme des perspectives individuelles ; difficulté de l’interdépendance, enfin, le chemin de mémoire emprunté par chacun se redéfinissant au fil de la restitution collective. Cet ensemble de difficultés rend illusoire tout objectif de réplication stricte, pour au contraire ouvrir la voie à un jeu sur la mise en série – et à l’expérience d’un même qui toujours diffère.
À partir de là, plusieurs protocoles de jeu ont pu être explorés, visant à éprouver plus précisément les processus enclenchés par le travail même de la mémoire. Celle-ci y a été ainsi envisagée sous quatre de ses dimensions principales. La dimension analytique de la mémoire, premièrement, qui décompose une scène complexe donnée en un ensemble d’unités plus élémentaires – ici, en ne prélevant de l’improvisation originelle que les événements musicaux répondant à une certaine morphologie, ou produits par tel ou tel groupement instrumental [Le sentiment de l’automne (Soufflée, lisse et sans impact), Penser l’oubli (Retrait)]. La dimension déformante de la mémoire, deuxièmement, qui se joue des temporalités comme des causalités – ici, en s’essayant à contracter ou à dilater les événements musicaux, à les re-parcourir aléatoirement ou à rebours, ou tout simplement à se perdre dans leurs détails [Le sentiment de l’automne (Soufflée, proliférant et divagant)]. La dimension générative de la mémoire, troisièmement, qui ajoute, intercale, associe, recombine – ici, en faisant émerger progressivement des épisodes ou des développements musicaux qui n’ont jamais vraiment eu lieu lors de l’improvisation initiale [Un homme attend que la lune se lève (Suite)]. La dimension critique de la mémoire, quatrièmement, qui sélectionne et élimine, pour ne conserver que les éléments les plus signifiants ou pertinents – ici, en soumettant une proposition improvisée à un processus de décantation visant à en révéler l’identité profonde [Le cas de Clive Wearing (Alambic)].
Ces protocoles – et leurs détournements plus ou moins prémédités – ont fourni la matière première de ce disque. Les quatre suites qui le composent forment toutefois moins un palais de mémoire aux couloirs bien ordonnés qu’un dédale dans lequel les échos et les réminiscences se croisent, multipliant fausses pistes et trompe-l’oreille. Mais il est des labyrinthes où il fait bon se perdre… la mémoire n’est pas qu’un fragile fil d’Ariane ; elle est aussi une possibilité d’abandon fort précieuse.
Clément Canonne
We often think of improvisation as an art of the moment, involving a total openness to the present instant, equal parts acceptance and adaptation. But improvisation is at least as much an art of memory. Indeed, all sorts of memories are implicit in the moment of improvisation: from the long-term memory of the tradition, as well-defined or ambiguous as it may be, to which the musical performance belongs, to the short-term memory of the immediate past, and passing through the middle-term memory of the previous day’s concert or the last session; the memory of the instrument as well as that of the body; the memory of concerts as well as that of recordings; the memory of playing as well as that of listening; the memory of interactions, forms, repertoires.
Since their debut album Cinq formes du temps (Nunc, 2019), El Memorioso has made this very question of memory the heart of their musical research. The basic principle underlying El Memorioso’s performances can be stated very simply: improvise freely for a certain period of time, then attempt to replay that first improvisation identically, one or several times, relying solely on the resources of memory. Yet, although the principle can be simply stated, its realization obviously raises a number of difficulties: difficulties inherent to memorization itself, first of all, from the detail of the instrumental textures to the temporal unfolding of the form; secondly, difficulties inherent to subjectivity, the thickness and complexity of the initial improvisation being inevitably filtered through the prism of individual perspectives; and thirdly, difficulties inherent to interdependency, the path of memory taken by each musician being redefined in the course of the collective restitution. This set of difficulties renders illusory any objective of strict replication and at the same time opens the door to a game of serialization—to the experience of a same that is always different.
From there, El Memorioso explore several new performance protocols aiming at focusing more precisely on the various processes involved in memorization. Memory is thus approached from four different angles based on four of its principal dimensions. The first of these focuses on the analytical dimension, which involves breaking down a given complex scene into a set of more elementary units—in this case, by taking from the original improvisation only those musical events that correspond to a certain morphology, or which are produced by such and such instrumental groupings (“Le sentiment de l’automne (Soufflée, lisse et sans impact)”, “Penser l’oubli (Retrait)”). The second explores the deforming dimension of memory, which plays with temporalities as well as causalities—here, by trying to contract or dilate musical events, to go over them randomly or backwards, or simply to get lost in their details (“Le sentiment de l’automne (Soufflée, proliférant et divagant)”). The third takes on the generative dimension of memory, which relies on interpolation, association or recombination—here, by gradually bringing out episodes or musical developments that never really took place during the initial improvisation (“Un homme attend que la lune se lève (Suite)”). The fourth and final angle looks at the critical dimension of memory, which selects and eliminates in order to keep only the most significant or relevant elements—here, by subjecting an improvised proposal to a process of decantation aimed at revealing its quintessential identity (“Le cas de Clive Wearing (Alambic)”).
These protocols and their impromptu developments provide the raw materials for this record. The four suites that make up the album are less a palace of memory with well-ordered corridors and more a maze in which echoes and reminiscences interweave, multiplying false leads and auditory illusions. But there are some labyrinths in which one likes to get lost… Memory is not only a fragile Ariadne’s thread, it is also a precious possibility of abandon.
Clément Canonne