Eprouver et faire éprouver sur scène une expérience liée à la mémoire dans l’improvisation. Questionner, par des protocoles de jeu, notre rapport à la répétition et à la variation. Confronter deux régimes de mémoire : la mémoire « psychologique » des musicien.ne.s et auditeur.ice.s, et la mémoire « phonographique » de l’enregistrement. Ces trois pistes seront explorées par El Memorioso augmenté, soit le quintet acoustique El Memorioso, augmenté d’une diffusion électro-acoustique, et accompagné par une oreille extérieure scientifique.
Nicolas Souchal : trompette
Julien Pontvianne : saxophone ténor
Xavier Camarasa : piano
Olivia Scemama : contrebasse
Augustin Bette : batterie
Céline Grangey : prise de son, travail électro-acoustique
Clément Canonne : protocoles
Historique du groupe
El Memorioso emprunte son nom à Ireneo Funes, personnage d’une nouvelle de Borges, incapable d’oublier la moindre chose, jusqu’à la moindre sensation, jusqu’à chaque forme de chaque nuage qu’il aurait rêvé.
« J’ai à moi seul plus de souvenirs que n’en peuvent avoir eu tous les hommes depuis que le monde est monde… »
Le groupe met la mémoire au centre du processus d’improvisation. Le principe de base qui sous-tend ce travail peut s’énoncer très simplement : improviser librement pendant un certain temps, puis tenter de rejouer à l’identique, plusieurs fois, en s’appuyant sur les seules ressources de la mémoire, l’improvisation qui vient d’être réalisée.
Le premier album du groupe, « Cinq formes du temps », enregistré par Richard Comte, est sorti à l’automne 2019 sur les labels Nunc et Musique en Friche : http://nunc-nunc.com/el-memorioso-cinq-formes-du-temps/
Plus qu’un disque, cette création se développe avec d’autres ramifications qui éclairent une réflexion sur le temps, la mémoire et l’objet. Une série de 5 photographies a été réalisée par Vasil Tasevski, lui aussi jouant sur la mémoire et les variations infimes. Elles sont accolées aux cinq versions musicales. Elles sont aussi accompagnées par les textes d’Antonin Tri Hoang et Robin Mercier qui décrivent et poétisent le processus de création. Textes et photographies se rejoignent dans une pochette-objet réalisée par Anatole Wiener sur les presses aux plombs du Sinophore à Saint Denis. Fabriquées en 100 exemplaires à partir d’un procédé manuel jouant sur les variations d’encrage par la dépose directe d’encre sur la presse, 100 objets différents et uniques sont obtenus. Ce très bel enregistrement complété de cette approche pluridisciplinaire a permis au quintet de tourner sur la scène européenne et de se produire notamment aux festivals Banlieues Bleues et Jazz à la Villette.
Dans le second album, « De l’utilité et des inconvénients de la mémoire pour l’improvisation », enregistré par Céline Grangey, sorti début 2023 sur le label LFDS Records, El Memorioso continue d’explorer les labyrinthes borgésiens, en s’associant au chercheur Clément Canonne, qui écrit :
« On pense souvent à l’improvisation comme à un art de l’instant, supposant une ouverture totale au moment présent, faite à la fois d’acceptation et d’adaptation. Mais l’improvisation est au moins tout autant un art de la mémoire. Ce sont en effet toutes sortes de mémoires qui se retrouvent télescopées dans l’instant de l’improvisation : la mémoire à long terme de la tradition, plus ou moins bien définie, dans laquelle s’inscrit la performance musicale, et la mémoire à court terme du passé immédiat, en passant par la mémoire à moyen terme du concert de la veille ou de la dernière session ; la mémoire de l’instrument comme celle du corps ; la mémoire des concerts comme celles des enregistrements ; la mémoire du faire comme celle de l’écoute ; mais aussi la mémoire des interactions, des formes ou des répertoires.
El Memorioso a justement fait de cette question de la mémoire le cœur de son travail musical – travail dont le présent disque se fait une nouvelle fois l’écho, après Cinq formes du temps (Nunc, 2019). Le principe de base qui sous-tend ce travail peut s’énoncer très simplement : improviser librement pendant un certain temps, puis tenter de rejouer à l’identique, une ou plusieurs fois, en s’appuyant sur les seules ressources de la mémoire, l’improvisation qui vient d’être réalisée. Mais si le principe s’énonce simplement, sa mise en œuvre effective soulève évidemment un certain nombre de difficultés : difficulté de la mémorisation elle-même, d’abord, du détail des textures instrumentales au déploiement temporel de la forme ; difficulté de la subjectivité, ensuite, l’épaisseur et la complexité de l’improvisation initiale se trouvant inévitablement filtrée au prisme des perspectives individuelles ; difficulté de l’interdépendance, enfin, le chemin de mémoire emprunté par chacun se redéfinissant au fil de la restitution collective. Cet ensemble de difficultés rend illusoire tout objectif de réplication stricte, pour au contraire ouvrir la voie à un jeu sur la mise en série – et à l’expérience d’un même qui toujours diffère.
À partir de là, plusieurs protocoles de jeu ont pu être explorés, visant à éprouver plus précisément les processus enclenchés par le travail même de la mémoire. Celle-ci y a été ainsi envisagée sous quatre de ses dimensions principales. La dimension analytique de la mémoire, premièrement, qui décompose une scène complexe donnée en un ensemble d’unités plus élémentaires – ici, en ne prélevant de l’improvisation originelle que les événements musicaux répondant à une certaine morphologie, ou produits par tel ou tel groupement instrumental. La dimension déformante de la mémoire, deuxièmement, qui se joue des temporalités comme des causalités – ici, en s’essayant à contracter ou à dilater les événements musicaux, à les re-parcourir aléatoirement ou à rebours, ou tout simplement à se perdre dans leurs détails. La dimension générative de la mémoire, troisièmement, qui ajoute, intercale, associe, recombine – ici, en faisant émerger progressivement des épisodes ou des développements musicaux qui n’ont jamais vraiment eu lieu lors de l’improvisation initiale. La dimension critique de la mémoire, quatrièmement, qui sélectionne et élimine, pour ne conserver que les éléments les plus signifiants ou pertinents – ici, en soumettant une proposition improvisée à un processus de décantation visant à en révéler l’identité profonde.
Ces protocoles – et leurs détournements plus ou moins prémédités – ont fourni la matière première de ce disque. Les cinq suites qui le composent forment toutefois moins un palais de mémoire aux couloirs bien ordonnés qu’un dédale dans lequel les échos et les réminiscences se croisent, multipliant fausses pistes et trompe-l’oreille. Mais il est des labyrinthes où il fait bon se perdre… la mémoire n’est pas qu’un fragile fil d’Ariane ; elle est aussi une possibilité d’abandon fort précieuse. »
Démarche
En augmentant le quintet acoustique originel d’une diffusion électro-acoustique, un premier enjeu est de mettre en confrontation deux régimes de mémoire : la mémoire « psychologique » des musicien·ne·s et auditeur·ice·s, et la mémoire « phonographique » de l’enregistrement. Ainsi le jeu dans l’instant des improvisatreur·i·ces et les traces diffusées de moments musicaux précédents peuvent se côtoyer, se succéder, se superposer. Les échos, réminiscences et fausses pistes en sont démultipliés, faisant foisonner le labyrinthe sono-mnésique dans lequel le public est invité à se perdre.
Un autre enjeu est celui d’amener un degré de virtuosité supplémentaire dans les opérations demandées par les protocoles. Filtrer, prélever, contracter ou dilater, parcourir aléatoirement ou à rebours. Ajouter, intercaler, associer, recombiner. Sélectionner, éliminer. Autant de gestes qui peuvent être effectués ou programmés avec dextérité via l’outil informatique.
De plus, trois spatialisations en multi-diffusion seront envisagées. Un : doubler chaque instrumentiste avec une enceinte. Deux : proposer des plans de diffusion différents, par exemple une version diffusée en avant-scène, et une autre en arrière-scène. Trois : diffuser dans le piano à queue ou la grosse caisse, de manière à ce que les résonnances des instruments produisent des sensations de réminiscences.
Sur le plan organologique, des enregistreurs Revox seront utilisés, car le support bande magnétique offre la possibilité d’enregistrer plusieurs prises successives sur une même bande, qui se superposent partiellement aux prises précédentes, ou les effacent parfois. Ce processus donnera une matérialité aux « couches de mémoire » qui sont en jeu.
Sur le plan formel, le travail en studio avait consisté à enregistrer plusieurs séries différentes, dont certaines allant jusqu’à une trentaine d’itérations-variations, puis à choisir et ordonner, pour constituer un format album de dix pièces. Ici, les enjeux du travail de création seront d’expérimenter différentes formes labyrinthiques qui, suivant les circonstances de chaque concert, pourront chercher à favoriser différentes sensations mémorielles, chez l’actant·e comme chez l’écoutant·e. Trois exemples de sensations : l’abandon dans la répétition d’une série de dix itérations-variations ; la perte de repères dans un dédale de séries croisées, tantôt jouées tantôt diffusées ; la mise en tension provoquée par des protocoles qui poussent à recomposer la musique en intercalant, recombinant les éléments.
La forme du concert sera questionnée, avec l’objectif de diffuser plus largement le travail d’El Memorioso au-delà du seul public des musiques improvisées. Le projet sera associé à des recherches en cours à l’IRCAM sur la perception et l’écoute musicales, en vue de l’organisation d’un concert-laboratoire participatif, qui cherchera à impliquer le public, à expliciter la démarche, ainsi que les liens avec la recherche scientifique.
Esthétique et langage
A l’intersection de la musique contemporaine, du jazz et des musiques improvisées, la démarche d’El Memorioso s’inscrit dans une recherche sur le langage et la forme. Les éléments de base de ce langage musical sont constitués de motifs répétitifs espacés où le silence devient lui-même partie intégrante du discours, construit aussi par un travail sur les timbres et la matière sonore. Le mélange entre le jeu conventionnel des instruments et l’utilisation de procédés étendus (préparations, harmoniques, souffles etc…) permet de développer un univers riche et de créer un lien avec l’électro-acoustique
L’espace et le silence fabriquent un écrin propice à l’écoute, à la perception des formes et des variations, à la compréhension étendue du processus en train de se développer et à la sensation de temps et de structure.
Cet immense Kaléidoscope qui fait appel aux sens de l’auditeur, propose un jeu alliant émotions et intellect, traversé de bribes de mémoires sans cesse en mouvement et en recombinaison.
Partenaires
- IRCAM (Paris) : collaboration avec l’équipe Analyse des Pratiques Musicales, sous la direction de Clément Canonne. Accueil en répétition.
- Anis Gras-Le lieu de l’autre (Arcueil, 94) : résidence de création, concert, action à l’EHPAD Cousin de Méricourt à Cachan.
- DRAC île de France : aide au projet 2023.
- Le disque « De l’utilité et des inconvénients de la mémoire pour l’improvisation » a été réalisé avec le soutien de la SCPP et du CNM.